Les femmes et le développement durable
- Javier Trespalacios
- 26 avr. 2022
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 21 mars
Tout au long de l'histoire, les femmes ont apporté des contributions fondamentales au développement humain dans divers domaines: Marie Curie en physique et en chimie, Ada Lovelace en mathématiques, Frida Kahlo en arts plastiques, Sally Ride dans l'exploration spatiale et Gro Harlem Brundtland dans la définition du concept de développement durable. Ces figures illustrent l’ampleur de cet héritage (Schiebinger, 2003).
Les femmes à l'origine des piliers du développement durable
Avant la formalisation du concept de développement durable, plusieurs femmes ont établi des précédents significatifs dans la pensée écologique et environnementale, dont les principes sont devenus des piliers de la durabilité:
Eunice Newton Foote (1819-1888): Scientifique précurseure des études sur le changement climatique
En 1856, cette scientifique américaine fut la première à documenter l’effet du dioxyde de carbone comme gaz à effet de serre, démontrant sa capacité à absorber la chaleur. Cette découverte a précédé de trois ans les travaux plus larges de John Tyndall sur les gaz atmosphériques, ce dernier ayant traditionnellement reçu davantage de reconnaissance. Sa publication Circumstances Affecting the Heat of the Sun's Rays (1856) constitue l’une des premières études scientifiques sur le changement climatique, bien qu’elle soit restée méconnue pendant plus d’un siècle (Sorenson, 2011).
Ellen Swallow Richards (1842-1911): Pionnière des sciences environnementales
Première femme admise au MIT (Massachusetts Institute of Technology), elle fut une pionnière des sciences environnementales. Ses recherches sur la qualité de l’eau, de l’air et de la nutrition ont fondé les politiques de santé publique et environnementales aux États-Unis. Son concept d’ "écologie domestique" appliquait des principes scientifiques pour optimiser les ressources au sein des foyers, préfigurant la gestion durable. Son approche interdisciplinaire, intégrant environnement, santé et équité, a jeté les bases du développement durable des décennies avant sa formalisation (Clarke, 1973).
Lady Eve Balfour (1898-1990): Pionnière de l’agriculture durable
Agricultrice et scientifique britannique, elle a développé, dans les années 1940, les principes de l’agriculture biologique [1] via son expérience Haughley, la première étude scientifique comparative à long terme entre méthodes de culture biologiques et conventionnelles. Son ouvrage The Living Soil (1943) défendait l’idée que la santé du sol, des plantes, des animaux et des humains devait être comprise comme un système interconnecté, anticipant la pensée systémique [2] caractéristique du développement durable (Conford, 2001).
Rachel Carson (1907-1964): Révolution de la conscience écologique
Biologiste marine et écrivaine, elle a révolutionné la conscience écologique avec Printemps silencieux (1962). À travers des recherches rigoureuses — s’appuyant sur environ mille études scientifiques —, elle a exposé les effets néfastes des pesticides sur les écosystèmes et la santé humaine (Carson, 1962). Son héritage a inspiré la création de l’Environmental Protection Agency (EPA) aux États-Unis en 1970, une institution clé pour réguler les polluants (EPA, 1972). Carson n’a pas seulement alerté sur les crises environnementales: elle a démontré que la science, communiquée avec rigueur et clarté, peut impulser des changements structurels.
Printemps silencieux de Rachel Carson (Couverture du livre, USFWS [Service de la faune et des pêches des États-Unis], Domaine public, https://www.fws.gov/media/silent-spring-rachel-carson-book-coverf )
Donella Meadows (1941-2001): Les limites planétaires
Scientifique environnementale et analyste des systèmes, elle dirigea l’équipe qui produisit le rapport influent Les limites à la croissance (1972), commandé par le Club de Rome. Ce document, basé sur des simulations informatiques du MIT (Massachusetts Institute of Technology), modélisa pour la première fois les conséquences à long terme d’une croissance économique et démographique illimitée sur une planète aux ressources finies. L’approche systémique [3] de Meadows fournissait une base méthodologique pour analyser la durabilité comme un équilibre dynamique entre les facteurs économiques, sociaux et environnementaux (Meadows et al., 1972).
La mère du développement durable
Gro Harlem Brundtland (n. 1939), médecin de formation et femme politique norvégienne (première femme à occuper le poste de Premier ministre dans son pays), se distingue comme l’une des figures les plus influentes dans la définition et la promotion du développement durable. En 1983, l’Assemblée générale des Nations Unies créa la Commission mondiale sur l’environnement et le développement (CMED), présidée par Brundtland, qui aboutit à la publication de Notre avenir commun en 1987. Ce document définissait le développement durable comme "celui qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs" (WCED, 1987).
Commission Brundtland : Margarita Marino (Colombie), Gro Harlem Brundtland (présidente de la commission) et Wangari Maathai (Kenya, Prix Nobel de la Paix 2004) (Botero s.d.)
En plus de son travail au sein de la commission, Brundtland met en œuvre des politiques environnementales pionnières en Norvège, incluant l’interdiction précoce des aérosols contenant des CFC, posant ainsi les bases d’accords internationaux tels que le Protocole de Montréal. Par la suite, son action à l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) renforça le lien conceptuel et pratique entre la durabilité environnementale et la santé publique, la consolidant en tant que référence internationale en matière de politiques intégrées de santé, d’environnement et de développement durable (Ministère norvégien de l’Environnement, 1981; OCDE, 1995; Brundtland, 2002).
Des femmes à la tête de la mise en œuvre du développement durable
L’évolution du développement durable depuis sa conceptualisation a bénéficié du leadership de femmes dans divers domaines, qui ont été fondamentales dans la mise en œuvre des politiques de développement durable:
Wangari Maathai (1940-2011), biologiste et activiste politique kenyane, connue sous le nom de "la femme-arbre", fonda en 1977 le Mouvement de la Ceinture Verte, à partir duquel elle promut la plantation de plus de 30 millions d’arbres en Afrique afin de stimuler simultanément le développement durable, la démocratie, les droits humains et l’autonomisation des femmes. En 2004, elle fut récompensée par le Prix Nobel de la Paix en reconnaissance de sa contribution à l’environnement, laissant un héritage résumé dans sa célèbre affirmation: "Quand nous plantons des arbres, nous semons les graines de la paix et de l’espoir".
Wangari Maathai recevant le Prix Nobel de la Paix 2004 (Nobel Prize s.d.)
Christiana Figueres (n. 1956), issue d’une famille à l’héritage politique marquant — fille de l’ancien président costaricien José Figueres — elle s’est imposée comme une figure centrale dans la lutte contre le changement climatique. En tant que Secrétaire exécutive de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) entre 2010 et 2016, elle a transformé un processus de négociation bloqué en un effort collaboratif sans précédent. Elle a dirigé la Conférence des Parties (COP21) aboutissant à l’Accord de Paris en 2015, engageant 195 nations à limiter le réchauffement climatique à moins de 2 °C et établissant des mécanismes de financement climatique avec des responsabilités différenciées mais partagées (Figueres & Rivett-Carnac, 2016; CCNUCC, 2015).
Christiana Figueres, COP21 (Université de Yale, 2020 s.d.) – Paula Caballero recevant le prix de la durabilité en Allemagne (Conseil allemand pour le développement durable 2019)
Paula Caballero (n. 1963), historienne et diplomate colombienne surnommée "la mère des ODD", elle a joué un rôle déterminant dans la conception de l’Agenda 2030. Durant les négociations des Objectifs de Développement Durable, elle a contribué à l’élaboration d’un cadre inclusif dépassant la division traditionnelle entre pays développés et en développement. Son approche intégratrice a permis de formuler des objectifs universels abordant des problématiques interconnectées comme la pauvreté, l’inégalité et la dégradation environnementale (Caballero, 2016; Dodds et al., 2017).
Les femmes dans les Objectifs de développement durable
Les Objectifs de développement durable (ODD) accordent une place centrale aux femmes via l’ODD 5: "Parvenir à l’égalité des sexes et autonomiser toutes les femmes et les filles". Son but est de garantir que les femmes jouissent des mêmes libertés, droits et opportunités dans les sphères économique, sociale et environnementale (UN Women, 2018). Neuf cibles spécifiques y sont définies:
Cible 5.1 – Éradiquer toutes les formes de discrimination à l’encontre des femmes et des filles.
Cible 5.2 – Éliminer la violence basée sur le genre (traite, exploitation sexuelle, violence domestique).
Cible 5.3 – Éradiquer les pratiques nocives telles que le mariage des enfants et les mutilations génitales féminines.
Cible 5.4 – Reconnaître et valoriser le travail domestique non rémunéré, en promouvant une responsabilité partagée.
Cible 5.5 – Garantir une participation pleine et entière des femmes dans les sphères politique, économique et publique.
Cible 5.6 – Assurer l’accès universel à la santé sexuelle, reproductive et aux droits reproductifs.
Cible 5.a – Assurer l’égalité des droits à l’accès aux ressources économiques, à la propriété foncière et aux biens.
Cible 5.b – Promouvoir les technologies (TIC) pour l’autonomisation des femmes.
Cible 5.c – Mettre en œuvre des politiques et des lois qui favorisent l’égalité des sexes.
ODD 5 comprend 9 objectifs
Conclusion
Au-delà de l’ODD 5, la perspective de genre est essentielle à la réalisation de tous les Objectifs de Développement Durable:
ODD 1 (Fin de la pauvreté): Les femmes représentent la majorité des personnes en extrême pauvreté en raison de leur accès limité aux ressources productives et à l’emploi formel. Des programmes ciblant ces femmes, tels que les transferts monétaires, ont démontré une amélioration significative des indicateurs de nutrition, d’éducation et de santé familiale (Duflo, 2012).
ODD 3 (Santé et bien-être): La santé maternelle et reproductive est cruciale pour le bien-être des femmes, de leurs enfants et des communautés. L’éducation des femmes est directement corrélée à des taux de mortalité infantile plus faibles et à un meilleur état nutritionnel de la population (WHO, 2009).
ODD 4 (Éducation de qualité): L’éducation féminine a un impact intergénérationnel" sur la santé, la nutrition et les revenus. Chaque année supplémentaire d’éducation secondaire pour les filles réduit la fécondité adolescente de 5 % et augmente leurs futurs salaires de 10 % à 20 % (UNESCO, 2014).
ODD 8 (Travail décent et croissance économique): La participation des femmes sur le marché du travail est inférieure de 26 % à celle des hommes à l’échelle mondiale. Combler cet écart pourrait augmenter le PIB mondial de 28 000 milliards de dollars d’ici 2025, ce qui équivaut aux économies combinées des États-Unis et de la Chine (McKinsey Global Institute, 2015).
L’inclusion de la dimension de genre dans tous les ODD reflète la reconnaissance internationale que l’égalité entre hommes et femmes constitue non seulement un impératif éthique, mais aussi une condition indispensable pour bâtir des sociétés durables sur le plan environnemental, économique et social (Razavi, 2016).
"La science qui ignore la moitié de l'humanité est condamnée à répéter ses erreurs"… Londa Schiebinger (historienne)
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Notes
[1] Les cultures biologiques sont actuellement définies comme des méthodes de production d’aliments purement et exclusivement naturels. Elles restreignent l’utilisation d’additifs chimiques ou de toute autre substance contenant des matériaux synthétiques, tels que pesticides, herbicides et/ou engrais artificiels.
[2] [3] La pensée systémique est une approche qui analyse les problèmes en tenant compte des interconnexions entre leurs parties au sein d’un système, en comprenant que les changements dans un élément peuvent affecter l’ensemble.
Références bibliographiques
Agarwal, B. (2009). Gender and forest conservation: The impact of women's participation in community forest governance. Ecological Economics, 68(11), 2785-2799.
Brundtland, G.H. (2002). Health and Sustainable Development. Organización Mundial de la Salud.
Caballero, P. (2016). A Short History of the SDGs. IISD SDG Knowledge Hub.
Carson, R. (1962). Silent Spring. Houghton Mifflin.
Clarke, R. (1973). Ellen Swallow: The Woman Who Founded Ecology. Follett Publishing Company.
Conford, P. (2001). The Origins of the Organic Movement. Floris Books.
Dodds, F., Donoghue, D., & Roesch, J. L. (2017). Negotiating the Sustainable Development Goals: A transformational agenda for an insecure world. Routledge.
Duflo, E. (2012). Women Empowerment and Economic Development. Journal of Economic Literature, 50(4), 1051-1079.
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Figueres, C., & Rivett-Carnac, T. (2016). The Paris Climate Agreement: What It Really Means. Foreign Policy, 29(3), 45-61.
McKinsey Global Institute. (2015). The Power of Parity: How Advancing Women's Equality Can Add $12 Trillion to Global Growth. McKinsey & Company.
Meadows, D. H., Meadows, D. L., Randers, J., & Behrens, W. W. (1972). The Limits to Growth. Universe Books.
Norwegian Ministry of Environment (1981). Regulation on Ozone-Depleting Substances.
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Razavi, S. (2016). The 2030 Agenda: Challenges of implementation to attain gender equality and women's rights. Gender & Development, 24(1), 25-41.
Schiebinger, L. (2003). The Mind Has No Sex? Women in the Origins of Modern Science. Harvard University Press.
Sorenson, R. (2011). Eunice Foote's pioneering research on CO2 and climate warming. Search and Discovery, 70092(1), 1-6.
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UN Women. (2018). Turning promises into action: Gender equality in the 2030 Agenda for Sustainable Development. UN Women.
WCED (World Commission on Environment and Development). (1987). Our Common Future. Oxford University Press.
WHO. (2009). Women and Health: Today's Evidence, Tomorrow's Agenda. World Health Organization.

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